(Dés)Accords sur le télétravail, et après ?

(Dés)Accords sur le télétravail, et après ?

Nul ne contestera plus aujourd’hui que la crise sanitaire a eu l’effet notable de modifier les modes de travail en entreprise. De l’aveu même de l’un des dirigeants des GAFAM[1] nous aurions vécu « Deux ans de transformation numérique en deux mois ». Pour d’autres, « les entreprises ont gagné l’équivalent de sept années de maturité digitale »[2].

Deux ans après la pandémie, des entreprises s’efforcent d’organiser un retour à la « normale » et d’autres de composer avec les acquis technologiques, organisationnels et culturels engendrés par la crise sanitaire. Si des accords ont été mis en place dans les entreprises, sous l’impulsion des institutions représentatives du personnel, de la direction générale ou de l’ensemble des parties prenantes, des changements profonds semblent malgré tout s’opérer en termes d’organisation du travail et devront faire l’objet d’une attention toute particulière sur un temps long.

Si dans l’immédiat les entreprises se penchent sur l’inconfortable adaptation aux nouvelles façons d’organiser le travail, en tentant de résoudre la complexe équation espace/temps qu’impose le travail hybride (Canivenc et Cahier 2021)[3], nous pensons qu’il faut sans attendre s’intéresser aux métamorphoses sociales que provoquent ces ajustements.

Lors d’un diagnostic de plusieurs mois dans une entreprise, nous avons pu observer des changements parfois invisibles pour les protagonistes qui accélèrent ou modifient des situations déjà présentes avant la crise sanitaire et la généralisation du télétravail. Nous souhaitons ici faire la lumière sur ces observations et nous interroger sur leur impact dans les mois et années à venir.

Le travail à distance : une mode, une obligation ou une nouvelle pratique du travail réclamée par les salariés ?

Nous pouvons observer plusieurs facteurs déclencheurs à l’usage généralisé des nouveaux modes de travail en entreprise.

  • La plus évidente est incontestablement l’imposition règlementaire du travail à distance. Le premier confinement a été marqué d’une obligation à la fois légale et pratique de mettre en place les services nécessaires pour que des salariés ou des agents puissent continuer à travailler. Cette conversion forcée au travail à distance a bel et bien changé la façon dont nous travaillons puisqu’une fois la liberté du présentiel retrouvée, les pratiques de travail à distance semblent perdurer (dans d’autres proportions) et imprimer une nouvelle manière de concevoir l’exercice du travail. 
  • Le travail à distance comme ajustement à un marché : certaines entreprises considèrent que le télétravail est devenu un mode de travail nécessaire pour s’adapter aux demandes des salariés (dans un soucis de rétention ou d’attrition) dans un contexte contraint, celui de l’emploi des cadres (Meyer 2021)[4], ou la menace d’une « grande démission » à la française effraie de nombreux dirigeants. L’argument du bien-être, du bien vivre ou du mieux vivre au travail semble donc pertinent pour retenir ou faire venir ceux qui font ou feront le succès de l’entreprise. Nos observations montrent cependant que les modes de travail seuls ne constitue pas en soi un élément de rétention ou d’attrition, et que les motivations des salariés sont parfois tout autres que celles imaginées par le management. 
  • Le travail à distance comme ajustement à un réseau l’adoption de nouvelles pratiques du travail par un grand nombre d’organisations a obligé certaines d’entre elles à s’ajuster à leur concurrents (qui communiquent parfois fortement sur leurs initiatives pour gagner sur le terrain de l’image) ou leurs clients qui exigent par exemple de leurs fournisseurs des méthodes de travail ou des temps de présence (c’est le cas notamment dans le secteur du conseil)

Rien n’est moins sûr donc que les nouveaux modes de travail, quels qu’ils soient, proviennent d’une volonté unique et unanime de l’organisation et de ses salariés de mieux travailler ensemble. Rien n’est moins sûr également que les accords émis ou, en cours, permettent de répondre à toutes les problématiques générées par le travail réel. Une difficulté supplémentaire apparait alors, il s’agit de l’hétérogénéité des besoins et des impacts en matière de travail à distance en fonction des organisations.

Des organisations inégalement impactées

Au plus fort de la crise sanitaire, il a abondamment été fait état de l’inégalité des métiers « télétravaillable » ou non[5], faisant émerger une nouvelle catégorisation de l’emploi : « les travailleurs essentiels ou non essentiels »[6]. Mais nous pouvons aussi relevé ici que les entreprises ne sont pas toutes concernées de la même manière par le phénomène d’expansion des nouveaux modes de travail.

Si l’on reprend les structures d’organisations telles que définies par Henry Mintzberg (Mintzberg 2006)[7], il est possible de mettre en évidence des points de vigilance en fonction des différents modèles.

  • Les structures simples et les bureaucraties mécanistes ne semblent pas présenter de risques à l’intégration de nouveaux modes de travail (l’une pour sa flexibilité, l’autre pour la faible compatibilité intrinsèque avec le télétravail),
  • Les bureaucraties professionnelles et les structures divisionnalisées ont tendances à renforcer leurs caractère technocratique et souvent impersonnel. En effet nous avons pu constater que les nouveaux modes de travail avaient tendances à favoriser une « bureaucratisation » des tâches et de l’action. Cela passe par l’inflation des réunions avec de nombreux participants, pour diverses raisons (besoins accrus de coordination, de reconnaissance, compensation de la perte de liens informels…) mais aussi par des effets systèmes. Nous avons par exemple observé sur notre terrain d’enquête que les managers avaient une tendance plus grande au retrait et à créer et formaliser de nouveaux processus en période de télétravail.
  • Les organisations adhocratique (en mode projet) qui se caractérisent par une grande agilité des équipes, une décentralisation marquée et une forme d’innovation continue, s’appuient essentiellement sur le principe de coordination des acteurs. Or, les nouveaux modes de travail viennent directement appuyer sur ce point de régulation et changer en profondeur les modes de structuration du travail. Pour ces organisations c’est une forme de dérégulation du travail qui opère tant leur modèle repose sur des liens informels. La perte de liens faibles, informels et quotidiens peut être un véritable handicap dans la construction interne et externe des projets.

L’autonomie au détriment de l’action collective et de la coopération ?

Les entreprises ont pour beaucoup développé le principe d’autonomie (voire d’indépendance) de leurs salariés ces 30 dernières années. C’est un moyen pour l’entreprise de s’adjuger les services d’expert menant de bout en bout les projets, mais c’est aussi un besoin des salariés d’une reconnaissance de leur savoir-faire. Cette tendance entre cependant en tension directe avec la mise en place du travail à distance. En effet, les nouveaux modes de travail font réapparaitre dans des organisations réputées affranchies d’une forme de management obsolète, le retour de pratiques du contrôle du travail, d’une peur de perdre le contrôle sur le temps de travail des salariés et de doutes sur leur travail effectif.

Dans d’autres structures, à l’inverse, il a été difficile de mettre en place ou de faire suivre une règle commune. Soit car ces organisations sont moins encadrantes car la « liberté » acquise ne peut plus être remise en question (pour des raisons d’image et de « marque employeur » notamment), soit plus simplement car l’autonomie y a pris une dimension culturelle avec un rapport très particulier à la règle (le nombre de jour en présentiel ou à distance). Celle-ci peut parfois être réinterprété par les managers ou par les salariés eux-mêmes, à l’aune de leur rythme ou de leurs choix personnels. C’est ici une limite du principe d’individuation qui peut conduire aux excès de l’individualisme. Toute l’ambiguïté du travail à distance repose sur un accord individuel entre un salarié et son employeur, mais il s’inscrit malgré tout dans des problématiques collectives (Coutrot et al. 2021) [8]. …

Sans une harmonisation de la stratégie managériale et le respect de la règle choisie, le corps social de l’organisation risque un délitement dommageable non pas pour la productivité, mais pour sa fonction socialisatrice intrinsèque.

Nouveaux modes de travail, nouvelles inégalités au travail ?

Nous avons constaté dans nos observations un niveau d’adoption très hétérogène des nouveaux modes de travail.

    • Inégalité de ressources en fonction de son âge et de ses revenus : Les salariés avec le moins d’ancienneté, souvent plus jeunes sont ceux qui disent avoir le plus souffert lors du premier confinement. Cependant, ils n’estiment pas avoir les mêmes possibilités que les salariés avec plus d’ancienneté de pouvoir par exemple s’installer en province ou de travailler d’où ils le souhaitent ce qui est le cas dans certaines entreprises (composées essentiellement de cadres). En effet, les accords de travail à distance intègrent rarement les frais de transport et d’hébergement lors de déplacements (ces derniers étant à la charge des salariés). Les salaires les plus faibles n’ont donc pas la même souplesse de choix de vie bien que leurs contraintes (travailler de chez soi, dans un petit espace) soient plus grandes.
    • Inégalité de ressources en fonction de son parcours et sa situation de carrière : Lorsque les salariés les plus jeunes sont interrogés, ils indiquent que le télétravail est potentiellement un frein à l’employabilité interne dans les grandes entreprises car ils doivent en permanence créer du réseau, se faire connaitre, être identifiés, pour assurer leur évolution de carrière. Le travail à distance imposé, leur a non seulement donné un sentiment d’éloignement des équipes, mais aussi la perception d’être privé d’informations ou de rencontres informelles pouvant les aider à progresser. Par opposition, les managers qui ont, à ce moment de leur carrière, à la fois créé un réseau en interne mais aussi à l’extérieur se trouvent dans une situation plus confortable en cas de travail à distance imposé ou aménagé. Leur réseau existant leur permet de continuer leurs activités sans que leur progression ou leurs objectifs n’en pâtissent vraiment.

Le travail à distance et la mutation de la professionnalisation en entreprise

Dans l’ouvrage « les mondes sociaux de l’entreprise » (Osty et Uhalde 2007)[9], les auteurs nous décrivent un panorama des identités que l’on retrouve dans les organisations. En s’appuyant sur cette référence nous faisons l’hypothèse que la mise en place du travail à distance et du phénomène de distancions des liens sociaux que nous avons observé fait émerger l’une de ces identité – l’identité de mobilité. Cette mutation identitaire dans les organisations se matérialise par un temps de carrière de plus en plus court, par une incompréhension par les plus anciens (identité entrepreneuriale) du manque d’engagement ou d’investissement des plus jeunes (identité de mobilité) et par un sentiment exacerbé des plus jeunes qu’ils sont les seuls à pouvoir donner un cap à leur carrière.

 

Réinventons le travail plus que le lieu de travail

Les nouveaux modes de travail, bien qu’un temps imposés aux entreprises, semblent avoir marqué l’organisation du travail d’une nouvelle empreinte. Les organisations ne s’adaptent pas toutes de la même façon à ces nouvelles formes de travail qui semblent créer de nouvelles zones d’incertitudes pour les salariés. De façon peut être moins universelle, il a également été observé que les nouveaux modes de travail peuvent interférer dans la socialisation et la professionnalisation des travailleurs, dont les identités professionnelles se trouvent en mutation. Il sera très intéressant à l’avenir d’observer comment les entreprises, leur salariés, leurs dirigeants, vont s’approprier ces changements peu visibles au quotidien, car il est certain que cela va peser à terme sur l’engagement et l’investissement des salariés dans l’entreprise, alimentant pourquoi pas le phénomène balbutiant de la grande démission…

 

[1] «Deux ans de transformation numérique en deux mois» – 20 minutes / https://www.20min.ch/fr/story/deux-ans-de-transformation-numerique-en-deux-mois-394288091337

[2] Sébastien Lacroix (McKinsey) _ Les Echos / https://www-lesechos-fr.cdn.ampproject.org/c/s/www.lesechos.fr/amp/1360179

[3] Canivenc, Suzy, et Marie-Laure Cahier. 2021. « Travail Hybride : Plus facile à dire qu’à faire ! » Mines Paris Tech. Futurs de l’Industrie et du Travail.

[4] Meyer, Vincent. 2021. « Le mystère de la « Grande démission » : comment expliquer les difficultés actuelles de recrutement en France ? » The Conversation, décembre 13.

[5] https://www.insee.fr/fr/statistiques/5423718

[6] https://blog.insee.fr/qui-sont-les-travailleurs-essentiels/

[7] Mintzberg, Henry. 2006. Structure et Dynamique des Organisations. Editions d’Organisation

[8] Coutrot, Thomas, Marylise Léon, Vincent Grimault, et Sandrine Foulon. 2021. « Comment encadrer le monde du travail post-Covid ? » Alternatives Economiques 415(8):32‑34.

[9] Osty, Florence, et Marc Uhalde. 2007. Les mondes sociaux de l’entreprise – Penser le développement des organisations. La découverte.

 

 

Autonomie, indépendance, liberté. Regard sur un mouvement au et dans le travail

Autonomie, indépendance, liberté. Regard sur un mouvement au et dans le travail

L’autonomie dans le travail est indubitablement devenue un argument de choix pour les employeurs en recherche de candidats. Difficile d’imaginer une petite annonce indiquant : « Mission sans aucune autonomie, vous devrez vous plier à un savoir-faire et des exigences qui appartiennent à d’autres – excellente rémunération ».

Or, si l’autonomie dans le travail est certes un élément essentiel à la construction et la réalisation de soi, ne deviendrait-il pas à contrario un « totem » indépassable ? Une norme que l’on ne pourrait critiquer ?

A l’heure où certains courants managériaux parlent de « libérer l’entreprise » et le travail (Getz 2017), face à ce que des économistes et sociologues décrivent comme une crise ou une perte de sens au travail (Coutrot et Perez 2022), il est communément question dans la littérature managériale et académique de repenser les organisations ou l’organisation du travail, avec au centre de ces changements, l’autonomie dans le travail comme salut. Mais les conceptions de l’autonomie à l’œuvre sont-elles les mêmes pour tous ? De quelle autonomie parle-t-on exactement ? Celle des travailleurs ou celle du travail ? A-t-elle toujours les bénéfices escomptés ? A quoi sert-elle ? Et surtout à qui ?

Quelle(s) Autonomie(s) dans le travail ?

Tout d’abord, l’autonomie dans le travail ne peut être un objet d’étude unique et commun. Les études montrent que le sentiment d’autonomie dans le travail ne sera pas le même selon la catégorie socio-professionnelle, l’âge, le genre[1]…. C’est d’ailleurs parce que les travailleurs vivent (hétérogénéité) et perçoivent (subjectivité) différemment leur rapport au travail qu’il est complexe de comprendre les évolutions réelles de l’autonomie dans le travail.[2]

Ensuite, il est important de souligner que l’autonomie au travail n’est pas un objet figé. On ne peut pas dire par exemple que l’on a « l’autonomie », mais « de l’autonomie » à un moment donné. L’autonomie se construit dans l’action et ne peut être essentialisée. Il ne s’agira donc pas ici de démontrer les vertus d’une autonomie réelle pour le travailleur, mais plutôt de comprendre les concepts qui sous-tendent et permettent le sentiment d’autonomie.

L’autonomie c’est la capacité de quelqu’un à ne pas être dépendant d’autrui ou encore le caractère de quelque chose qui fonctionne ou évolue indépendamment d’autre chose. “Autonome” est emprunté au grec “auto-nomos”, qui peut être traduit par “qui est régi par ses propres lois”. De ces définitions naissent deux tensions philosophiques autour du concept même d’autonomie. L’une lui donnant un caractère utopique (Molénat 2010) tant l’individu est un être social, inscrit dans une vie sociale et collective, qui ne pourra jamais se départir de toute dépendance sociale, comme l’ont souligné de nombreux courants philosophiques (Kant, Rousseau, Montesquieu,…). Une autre tension,

plus politique, émerge de la relation qui nait entre plusieurs individus « autonomes », une inévitable relation de pouvoir s’installe pour la défense ou l’accroissement d’une zone d’autonomie de part et d’autre, donnant à l’autonomie un caractère d’échange ou de « source de pouvoir » (Crozier et Friedberg 1991).
Dans le champ du travail, bien souvent, ce n’est pas l’autonomie « totale » du travailleur qui est invoquée tant elle reposerait sur une remise en cause du lien de subordination qui lie travailleur et l’organisation (Linhart 2022) mais la « marge de manœuvre » qui est octroyée dans la réalisation d’une tâche ou une activité.
Pour faciliter la compréhension et l’analyse de ce que représente l’autonomie dans le travail, la DARES a proposé une définition à travers 13 critères [3] dont la possibilité d’interrompre son travail, la possibilité de mettre en pratique des idées… Cette proposition de grille d’analyse a le mérite d’objectiver, autant que cela est possible, la perception que le travailleur a de l’autonomie dans son environnement de travail.


De l’importance d’une autonomie au travail

Les chercheurs en psychologie du travail et en psychosociologie et sociologie ont démontré depuis longtemps l’importance d’une autonomie pour le travailleur. Le travail et l’autonomie qu’il donne au travailleur sont des éléments essentiels dans la construction identitaire (Dubar 2015). Mais l’autonomie dans le travail est aussi source d’équilibre et d’accomplissement pour soi et pour l’organisation (Clot 2008; Dejours 2012). Elle est enfin au centre de la prévention des risques psychosociaux, agissant tantôt comme accélérateur, tantôt comme frein aux problématiques des travailleurs (Clot 2010; Vandewattyne et Ndahabonimana 2020).

Depuis que l’analyse du travail et des organisations existe, les sociologues analysent et critiquent la faible autonomie des travailleurs ainsi qu’une logique de fort contrôle du travail, toutes deux héritées d’un modèle taylorien de l’organisation du travail (Boltanski et Chiapello 1999). Si des débats ont pu s’ouvrir et s’ouvrent encore sur la pertinence de ces critiques en fonction des métiers et des activités (notamment la comparaison entre professions intellectuelles et employés / ouvriers), il est cependant possible de s’entendre sur ce qui communément fait défaut d’autonomie :

« Devoir répéter sans cesse le même geste ou la même opération, ne pas pouvoir choisir la manière de travailler, devoir appliquer strictement les consignes, devoir faire appel à d’autres en cas d’incident, ne pas pouvoir faire varier les délais » (Coutrot 2021).

Si nous suivons la définition littérale de l’autonomie, les travailleurs devraient donc, pour être autonomes, s’affranchir de ces contraintes pour être les producteurs de leurs propres règles.

Toutefois cette définition ne semble pas avoir de sens dans le construit social qu’est l’organisation. Yves Clot, qui ne pourrait être taxé de néo taylorisme, explique: « L’autonomie ce n’est pas la liberté de faire ce que l’on veut, mais celle de co-construire la prescription » (Clot 2019) .

L’autonomie revêtirait donc bien la forme d’une relation, un compromis permanent, qui permettrait au travailleur de participer à la prescription de son travail, tout en acceptant des règles, permettant un ouvrage commun, selon les exigences de qualité de l’organisation.

La recherche de l’autonomie perdue, une histoire du travail

Au début de l’ère industrielle moderne, le Taylorisme et l’Organisation Scientifique du Travail ont imposé un mode organisé du travail basé sur des cadences chronométrées, sur la délimitation fine des tâches et une spécialisation marquée ou encore sur le « one best way » interdisant la prise en compte des spécificités du travail réel. Les premières analyses académiques sur ces modèles ont vivement critiqué ces derniers et n’ont eu de cesse de proposer des améliorations structurelles.

Mais les observateurs et les chercheurs n’ont pas été les seuls à mettre en évidence les problèmes de ces systèmes organisés. Il apparait aujourd’hui pertinent de dire que les évènements de mai 1968 étaient un mouvement de contestation qui remettait entre autres les conditions de travail de l’époque et les systèmes d’organisation d’alors. Le slogan « »Je ne veux pas perdre ma vie à la gagner ! » » donne à voir à la fois l’exigence de travailleurs qui estimaient « perdre leur vie » au travail, mais aussi l’ancienneté du débat sur le sens au travail que l’on attribue aujourd’hui à des nouvelles générations « digitalisées ».

S’en est suivie une longue tradition d’organisations du travail permettant de donner plus d’autonomie aux travailleurs en leur donnant plus de pouvoir dans la prescription de leurs propres activités et parfois mêmes sur la stratégie de l’organisation. Ce fut le cas des modèles d’entreprises auto-gérées, elles-mêmes inspirées d’un mouvement politique et social plus global (Rosanvallon 1976).

Dans les années 1980, les entreprises font face à des choix nouveaux. La mondialisation laisse émerger des concurrents nouveaux qui contraignent les organisations nationales dans leur action. Les efforts sur les prix et les technologies de la part de ces nouveaux acteurs poussent les entreprises françaises à monter en gamme et à « ajouter de la valeur ». L’hostilité de l’environnement contraint les entreprises à une extrême centralisation afin d’opter pour la meilleure stratégie, renforçant souvent le caractère prescriptif du travail et réduisant ainsi pour partie l’autonomie des travailleurs (Ughetto 2018).

Dans la continuité, les années 1990 voient se renforcer le contrôle des activités et du travail, notamment avec les avancées technologiques et une vague d’informatisation. C’est aussi l’émergence des pratiques de rationalisation reposant sur le développement de nouveaux processus, parfois imités d’une organisation à une autre.

Les années 2000, en France, s’illustrent par le développement des activités de service et la conceptualisation de la gestion de la relation client qui permettent de déterminer comment le travailleur doit se comporter devant le client. Les techniques managériales prônent les « méthodes agiles », issues du développement de logiciel, où l’on s’appuie sur des concepts d’apprentissages permanents et d’auto-gestion (encore).

Dans les années 2010, de « nouveaux modèles » émergent pour donner a la fois plus d’efficacité à l’organisation, mais aussi, au moins dans les discours, une plus grande autonomie aux travailleurs. (Ughetto 2018).

La recherche d’une autonomie accrue, bénéfice pour le travailleur ou injonction idéologique ?

Dans les discours actuels visant à renforcer l’autonomie dans le travail, il est nécessaire de distinguer deux courants. L’un, plutôt « scientifique », porté par les premières études sur les conditions de travail et la qualité de vie au travail, et l’autre, plutôt « entrepreneurial » ou « managérial », issu à la fois d’idéologies fondatrices, mais également d’une recherche d’agilité et de performance propre au monde de l’entreprise et des organisations.

L’accroissement de l’autonomie amélioration des conditions de travail, un débat scientifique

Nous l’avons vu, les années 90 donnent lieu à un renforcement des contrôles et de la rationalisation. Face à ces phénomènes, des chercheurs décèlent dans ce mouvement une intensification prégnante du travail, mais aussi une relation de domination au travail qui ne semblait pas perdre en vigueur en comparaison au Taylorisme du début du siècle (Gollac et Volkoff 1996).

A la même période, on retrouve chez des sociologues des réflexions similaires, notamment sur la nécessité d’ajuster la prise d’initiative des travailleurs. On notera la prééminence du concept d’autonomie « bridée » chez Fancfort, Osty, Sainsaulieu et Uhalde (Francfort et al. 1995, 154) qui montrent l’importance de « l’autonomie contrôlée » pour sortir du modèle hiérarchique au profit du modèle de « l’autonomie organisée ».

Dans les années 2000 apparait l’analyse et la prévention des Risques Psycho Sociaux (RPS). Différentes études d’ampleur voient ainsi le jour au niveau international et des méthodes didactiques de prévention font leur apparition. (Popularisation et généralisation de la méthode « Karasek »[4])

Une longue lignée de chercheurs en psychologie du travail établira progressivement les liens entre la faible autonomie des travailleurs et les « RPS ». L’existence d’une « activité empêchée » au travail sera alors mise en évidence (Clot 2010).

Enfin dans les années 2010, et à la suite de ces nombreux travaux, la mise en place de politiques de Qualité de vie au travail (QVT) sera généralisée dans les organisations, souvent en périphérie des activités de travail.

L’autonomie comme idéologie de la performance économique et de l’engagement

Si la recherche d’autonomie dans le travail est donc un moyen nécessaire pour l’épanouissement et la qualité de vie des travailleurs, il semble qu’elle ait aussi des origines culturelles entrepreneuriales qui dépassent l’unique recherche de bonnes conditions de travail.

Michel Lallement, par exemple, fait l’hypothèse que la recherche « d’autonomie », voire de « liberté », trouve ses origines dans une culture ancienne et désormais classique de la côte Est des États-Unis, où est née la notion de « self reliance » (qui peut aussi être traduite par « autodétermination » où « autonomie ») (Donaggio, Rose, et Cairo 2022). Cette culture de l’autonomie dans le travail est directement inspirée par l’œuvre de Ralph Waldo Emerson. Ce philosophe et essayiste définit en 1841 l’autonomie comme « un antidote à toute forme d’aliénation sociale » dans un des textes fondateurs de la philosophie transcendantaliste Etasunienne, intitulé « Self Reliance » (Emerson 2018). Cette conception de l’autonomie dépasse le rapport unique au travail. C’est également une philosophie de vie qui a pris forme outre atlantique, dans le XIXème siècle, avec une mise en pratique direct par un élève et ami d’Emerson, David Thoreau. Ce dernier, refusant de payer ses impôts à la collectivité, choisi de vivre « en autonomie » dans les bois  (Thoreau 2017). Thoreau est encore aujourd’hui régulièrement cité par les personnes vivant dans des communautés intentionnelles, principalement aux Etats Unis et dans une moindre mesure en Europe. La recherche d’autonomie, voir l’indépendance sociale, s’est diffusée aux Etats Unis, puis dans le reste du monde, comme une conduite de vie légitime, une trajectoire identitaire.

Pour Lallement, les concepts d’entreprises libérées, d’holacratie, et de sociocratie, mais aussi l’apparition de communautés de travail prônant l’autonomie et l’indépendance, comme les « makers », sont les héritiers directs de cette philosophie, où l’autonomie dans le travail constitue une affirmation identitaire et sociale. Dans cette logique, les entrepreneurs et dirigeants de ces groupes placent l’accès à une grande autonomie comme une vertu, un objectif en soi.

Pour Alain d’Iribarne (d’Iribarne 2017), c’est également cette philosophie que l’on retrouve dans les courants entrepreneuriaux modernes. Elle irrigue tout aussi bien les courants libertaires de l’économie sociale, à la recherche d’une alternative au capitalisme, s’appuyant sur la quête du bien commun et sur l’économie collaborative ou de partage ; que l’idéologie libertarienne au service d’un capitalisme tout-puissant, marqué par l’esprit de la Silicon Valley. Il n’est donc pas surprenant que la domination capitalistique et économique de ces organisations, tant sur l’emploi au niveau mondial que sur les modes managériales qui s’y diffusent, fassent de « l’autonomie » un pilier de leur forme organisationnelle, un sujet levier qui vient interroger et modifier des méthodes managériales issues du passé (le modèle taylorien), réputées contre productives ou génératrice de souffrance ou « d’empêchement » au travail.

La pensée managériale et plus largement la culture entrepreneuriale des organisations ont fait émerger et généraliser l’idée que tout travailleur peut et doit « devenir entrepreneur de soi-même ». Cette rhétorique est accompagnée de l’idée que plus le travailleur sera le seul maître de son activité, plus il s’y engagera et plus il s’y consacrera, comme le ferait un bon entrepreneur.

C’est donc dans cette histoire, dans ces mouvements de pensée, que les tendances managériales diffusées aujourd’hui se sont accaparées la nécessité de « libérer » le travail – tout en gardant pour objectif la croissance de l’entreprise car « cela a des répercussions positives sur les employés et l’entreprise, notamment en termes de performance, d’engagement, d’innovation et de bien-être.» (Forbes 2023). L’autonomie des travailleurs deviendrait la solution « miracle », indispensable à la réussite des organisations et pas seulement un enjeu de qualité de vie au travail.

L’autonomie dans le travail, à la croisée des concepts clés de l’organisation

La sociologie des organisations propose trois concepts clés qui agissent directement et indirectement sur l’autonomie du travailleur (et sur bien d’autres aspects du travail), la division, la coordination et le contrôle du travail. L’analyse de l’autonomie dans le travail, ce qui la favorise et ce qui la contraint, peut être appréhendée par le biais de ces concepts, permettant ainsi de proposer une réflexion moins manichéenne et plus nuancée de « l’autonomie dans le travail » que ce que l’on peut dire communément de ce sujet.

Abordons en premier lieu la division verticale du travail. Cette division établit un champ de nuance infini entre une absence de prise de décisions au niveau du travailleur (au profit de sa hiérarchie) et une totale autonomie sur les procédures et l’organisation du travail. Les modes de gouvernance déjà cités (entreprises libérées, holacratie, sociocratie…) souhaitent agir en grande partie sur cette dimension, de manière à limiter l’impact du management, dans un esprit de « débureaucratisation » et de redonner ainsi au travailleur une place de choix dans les décisions qui concernent son travail. Si cette volonté peut être louable pour le travailleur et son épanouissement, nous avons vu que ces stratégies organisationnelles peuvent culturellement s’insérer dans un courant idéologique à visée avant tout performative.

Il est à noter que dans un choix organisationnel plus horizontal, il est important de réinterroger également la notion de prescription du travail. Ainsi, si un travailleur devient plus autonome, reste-t-il accompagné dans la définition de ce qu’est un « bon travail », ou devient-il lui-même le prescripteur et l’unique prescripteur de son travail ? Derrière l’idée séduisante que tout travailleur puisse être expert et seul maître de son travail, comme un artisan ou un indépendant pourrait l’être, on ne doit pas oublier qu’il est parfois important que le « bon travail » soit prescrit par un tiers. Par exemple, pour de nouveaux arrivants dans une organisation (jeunes ou moins jeunes), ayant besoin, dans un processus de professionnalisation et de socialisation, de comprendre les normes culturelles et techniques de leur nouvel environnement, la prescription du travail par un tiers sera un élément capital. Elle sera tout aussi capitale en cas de réorientation stratégique ou de tentative d’ajustement à un marché qui nécessitent un changement conjoint des acteurs de l’organisation, donc une prescription du travail homogène ou à défaut harmonisée. Décréter ou promouvoir plus d’horizontalité nécessite donc une réflexion élargie sur la question de la prescription du travail et sur les outils et espace de régulation continue pour maintenir un construit organisé.

Second versant de la division du travail, la division horizontale qualifie le degré de spécialisation ou au contraire d’élargissement du travail des acteurs. Depuis les prémices de l’analyse sociologique du travail, cet aspect de l’organisation convoque un regard critique tant il est sujet à tension. Pour Emile Durkheim par exemple, une division horizontale du travail en micro-tâches, comme cela existe ou a existé dans bon nombre d’usines, mais également dans de nouvelles formes organisationnelles dites « de plateforme », peut altérer le lien social :

« La division du travail dès qu’elle a dépassé un certain degré de développement devient néfaste socialement. L’individu, courbé sur sa tâche, s’isole dans son activité spéciale, il ne sent plus les collaborateurs qui travaillent à côté de lui à la même œuvre que lui, il n’a même plus du tout l’idée de cette œuvre commune, la division du travail ne saurait donc être poussée trop loin sans devenir une source de désintégration. » (Durkheim 2004)

Dans cet esprit, on notera qu’une des mouvances organisationnelles appartenant à la dynamique de « libération du travail », l’holacratie, fait de ses piliers la définition stricte « des rôles » de chacun pour contenir le cadre organisationnel. Cette action peut constituer en tant que telle, poussée à l’extrême, un renforcement de la division horizontale du travail et une spécialisation accrue des travailleurs, produisant potentiellement les mêmes effets que ceux montrés par Durkheim.

Il réside ici cependant ici une tension quant au degré de division des tâches et l’intérêt même du travailleur. En effet, certains auteurs dénoncent a contrario qu’une trop grande tendance à la polyvalence et à l’autonomie a des conséquences sur les travailleurs. C’est le cas du sociologue François Dupuy, qui soutient que le modèle taylorien et une division horizontale importante du travail, pouvaient aussi avoir une dimension protectrice pour les travailleurs.

« L’organisation dite Taylorienne protège essentiellement face aux deux « adversaires » si l’on peut dire ainsi : le client (le client c’est un vrai problème on ne le dit pas assez dans les Business Schools) et les autres, les collègues, car les acteurs travaillent de façon segmentée (pas ensemble) et en séquentiel (l’un après l’autre). » [5]

Dupuy évoque ici la protection que pouvait apporter le taylorisme aux salariés d’exécution dans la définition d’un découpage rationnel des tâches en segments de plus en plus précis. Les travailleurs peuvent ainsi trouver dans une prescription circonscrite et claire de leur tâches une maîtrise de leur travail et des repères. En se consacrant à une activité, même limitée et répétitive, mais clairement précisée, le travailleur peut se sentir armé pour exercer sa fonction et défendre son « pré carré », d’autant plus s’il a la possibilité de réinterpréter les exigences de l’organisation du travail telles que la hiérarchie ou les « bureaux » les élaborent. A ce titre l’entreprise peut apporter la stabilité statutaire, mais aussi une protection et des repères clairs et lisibles par tous.

Dans les organisations actuelles, l’engouement managérial pour développer l’autonomie se fait souvent conjointement avec la tentative de maintenir une forte transversalité dans les collectifs. Des nouvelles tensions apparaissent en comparaison à un système où le travail était divisé clairement et où le travailleur avait la sécurité de savoir ce qu’il avait à réaliser. Le va et vient permanent entre autonomie et injonction à la coopération peut être éprouvant, d’autant plus que le changement d’orientation est souvent imprévisible. L’absence de prédictibilité dans les organisations nourrit pour les travailleurs de nouvelles formes d’inquiétudes et d’incertitudes (Schnapper et Schnapper 2020).

Deuxième concept clé de la théorie des organisations, le principe de coordination. C’est la somme des ajustements entre acteurs dans la réalisation du travail. Il peut s’agir d’échanges synchrones dans des espaces physiques/virtuels définis (des réunions…) ou plus simplement être des échanges asynchrones (notes, e-mails,…) qui permettent d’agir sur le travail ou d’exécuter des tâches de façon coordonnée.

Une autonomie accrue des acteurs peut avoir des effets majeurs sur les espaces ou sur les conditions de la coordination du travail. Un renforcement de la maitrise de son travail pour un travailleur conduit mécaniquement à une modification du traitement du travail en termes de coordination, mais pas nécessairement à une diminution du nombre d’espaces de coordination ou d’interaction comme on l’imagine parfois. Être plus autonome ne signifie pas moins de coordination avec les autres. Au contraire, un travailleur plus autonome devra donner plus à voir ou mieux faire connaitre son travail pour permettre aux autres travailleurs de s’ajuster. Ce premier élément, souvent contre-intuitif dans l’action, pousse des organisations à faire l’amalgame entre autonomie et indépendance. Être maître de son domaine serait la garantie d’une efficacité grâce à l’expertise développée, mais aussi celle d’une économie substantielle de temps, notamment en termes de réunions, de communication ou encore de « reporting ». Mais il n’en est rien. Il s’agit même parfois de l’inverse. Un surcroit d’autonomie peut entrainer une inflation non maitrisée des espaces de coordination ou d’interaction, rendant inefficace ou inefficient le travailleur. C’est dans l’urgence et quand apparaissent des troubles sur la réalisation du travail que l’on prend le temps de parler du travail et des tâches communes. La coordination est alors subie et inefficiente.

Une plus grande autonomie dans les organisations peut aussi être le terreau de nouveaux cloisonnements, de silos et/ou de jeux d’acteurs plus importants. Si la coordination du travail se trouve distendue, diverses pratiquent peuvent se mettre en place. Les acteurs peuvent ainsi utiliser leur autonomie acquise ou grandissante pour échapper à de multiples régulations qui les contraignent (cadences, postures, procédures, organisation des journées de travail, façons de réaliser le travail, etc.). Cela peut se lire comme une possible marque de résistance à un type d’organisation taylorien, mais aussi comme l’usage d’une ressource précieuse pour nourrir des stratégies d’expansion de rôle ou d’élargissement des zones de pouvoir. On observe ainsi dans les organisations, des acteurs ou des équipes qui ont acquis les mêmes prérogatives que d’autres, qui réalisent les même taches que d’autres, sans que cela n’ait été régulé, coordonné, posant de possibles problèmes de qualité de service aux clients ou usagers (tout le monde ne bénéficie pas d’un même produit ou service, réalisé ou conçu de la même manière), et peut désorganiser le collectif sous le sceau de l’iniquité (chacun indiquant que c’est à lui de faire cette tâche et que les contraintes de l’autre sont moins importantes dans la réalisation de cette tâche, créant frustration et ressentiment).

Le travail apparaît donc comme un compromis entre une régulation de contrôle (qui se réfère à la prescription hiérarchique) et une régulation autonome (déterminée par les subordonnés pour accomplir leurs tâches) et dont la coordination est un pivot à concevoir, même (et surtout) dans le cas d’un développement de l’autonomie des acteurs.

Découvrons enfin quels rapports lient l’autonomie des travailleurs au dernier élément clé de la théorie des organisations, le contrôle.  Le rapport au « contrôle » est très sensible dans les organisations et peut-être plus particulièrement en France. Cette sensibilité peut être dû au fait que la tradition critique et philosophique est relativement riche dans notre pays. Foucault, en chef de file d’autres intellectuels, a notamment montré et démontré les mécanismes de contrôle des corps et des esprits dans le système carcéral (Foucault 1993) et les mécanismes du pouvoir institutionnel (Foucault 2009; Foucault et al. 2008). Ses travaux ont souvent été repris par d’autres penseurs, y compris dans l’analyse des organisations, mais sont aussi connus du grand public, qui aurait intériorisé les risques d’un pouvoir tout puissant (cela a été frappant de voir comment, en période de pandémie, le possible contrôle des outils de visioconférence sur l’humain a émergé rapidement en France, peut être plus vite et plus fortement qu’ailleurs.)

En sociologie des organisations, le contrôle du travail n’est pas aussi normatif et reste donc à nuancer en matière de gain ou de perte d’autonomie. Ses différentes formes peuvent être observées avec différentes perspectives et il convient d’intégrer que la spécificité de chaque système ou sous-système permet de juger si le modèle peut être fonctionnel ou non. Prenons par exemple le cas de l’auto contrôle. Il serait aisé d’imaginer que c’est la réponse parfaite aux critiques Foucaldiennes et Crozériennes des relations de pouvoir, qu’il s’agit d’un pas vers l’émancipation du travailleur. Mais dans différents contextes, cet auto-contrôle, s’il est culturellement structuré, voire imposé, peut tout aussi bien créer chez le travailleur un principe de domestication de soi où le contrôle exigeant du travail n’est plus opéré par un tiers responsable, mais par l’acteur lui-même, créant une forme « d’auto emprise » (Pagès et al. 2019). Cette sur-responsabilisation de l’acteur peut conduire à un surinvestissement au travail, qui est l’un des facteurs bien connus dans l’analyse des risques psycho sociaux et peut être l’une des origines d’un épuisement professionnel.

De la même manière, une supervision directe du travail par un responsable peut être vécu dans certains contextes comme une relation asymétrique et contraignante, ne laissant pas la place aux idées ou à l’expertise du professionnel. Mais dans d’autres contextes et parfois pour les mêmes travailleurs, la supervision directe peut être signe de compagnonnage, ou d’apprentissage du « bon travail », qui peut favoriser l’acquisition d’autonomie.

Comme nous l’avons déjà évoqué, les organisations ont depuis les années 1990, pour des raisons à la fois structurelles, mais aussi idéologiques, versé vers plus de rationalisation, vers la mise en place de nouveaux processus, de nouvelles méthodes de contrôle (par les outils de gestion informatique, les indicateurs…), elles ont changé leurs approches managériales.

En extension de ce mouvement, bon nombre d’organisations ont délaissé le principe de contrôle par supervision directe, tout du moins de façon continue (notamment chez les cadres), pour plébisciter l’auto-contrôle en le couplant à un contrôle par indicateur et/ou du résultat. Ce mouvement opérant dans une logique d’accroitre en théorie l’autonomie des travailleurs, mais augmentant surtout dans les faits la responsabilisation ou l’intégration des objectifs par le travailleur, donnant lieu à une illusion d’autonomie (Molénat 2010) [6].

Mais contre toute attente, l’idéal d’une grande autonomie, promut par les tendances et modes managériales, n’est pas toujours souhaitable et souhaité par le travailleur. C’est le cas par exemple de jeunes professionnels qui pensent ne pas s’y retrouver et ne pas avoir l’accompagnement ni l’encadrement voulu en raison de leur situation dans l’organisation.

« Je suis en autonomie totale. On est tellement sous l’eau qu’on n’a pas le temps de faire monter en compétence des jeunes comme moi. » Femme – 26 ans – Consultante

Ainsi la norme de l’autonomie émancipatrice peut se révéler chez certains comme un sentiment d’isolement. Chez les jeunes professionnels cela peut avoir un effet direct sur le sens donné et perçu au travail. L’absence de professionnalisation guidée par des pairs ou un responsable, l’absence de socialisation professionnelle étayée, peut conduire ces nouveaux professionnels au départ.

C’est également le cas pour des cadres plus aguerris, qui peuvent sentir un poids trop pesant sur leurs épaules en raison de la grande autonomie qui leur est laissée et de l’auto-responsabilisation, déjà évoquée, qui leur incombe.

 » Il y a une stratégie d’entreprise sur les gros projets mais je suis assez libre de construire et créer à mon niveau. J’ai carte blanche sur mon service. Une très grande liberté qui peut être carrément flippante. Je me sens parfois un peu en chute libre.  » Femme – 45 ans Manager – industrie agro-alimentaire

Cette auto-responsabilisation des travailleurs peut en elle-même être un projet managérial. Une volonté des dirigeants de donner suffisamment de cadre et de contrôle en amont, parfois sur le registre émotionnel, pour que les travailleurs, certes en situation d’autonomie, aient intégré durablement les contours d’un « travail bien fait ».

« Notre directrice a une très grande exigence à l’égard de son équipe, mais avec une très grande autonomie. Si le niveau d’exigence est atteint, elle travaille en pleine confiance. » Homme 47 ans – Directeur financier – industrie agro-alimentaire

Ce déport de la responsabilité du contrôle du travail pose la question de « l’autonomie réelle » des travailleurs. Si nous retenons d’Yves Clot la définition de l’autonomie dans le travail comme une « co-construction de la prescription du travailleur », qu’en est-il quand la prescription retenue et intégrée est celle d’un autre ?

Enfin on peut se demander si cette autonomie accrue, réelle ou illusoire, ne donne pas lieu durablement à un accroissement de l’écart entre « travail prescrit » et « travail réel ». En effet, le travailleur, ayant le sentiment d’une grande autonomie en situation d’auto-contrôle, découvre parfois tardivement que ce qu’il réalise n’est pas du « bon travail » (par exemple lors d’un entretien annuel individuel, ou par suite d’une restructuration de son activité sans qu’il ait été fait mention de difficultés ou dysfonctionnements au préalable). L’espace qui sépare la réalisation du travail et son « contrôle », tant d’un point de vue temporel que hiérarchique, peuvent créer une incompréhension pour le travailleur qui pensait jusqu’à lors faire « du bon travail » et avoir les moyens de le faire en toute autonomie. Cet écart grandissant entre ce que le travailleur juge « bon pour le travail » et ce qui lui est renvoyé tient d’un éloignement du management, par ailleurs très occupé, des activités réelles des travailleurs (renforcé par l’usage d’outils de gestion numériques pour le suivi de l’activité). La confrontation ponctuelle entre le travail réel et un contrôle a posteriori pourrait être à l’origine d’un émoussement de l’engagement et d’une perte de confiance pour le travailleur dans les latitudes réelles laissées en termes de co-construction de la prescription.

Nous observons ainsi que les mutations du contrôle dans les organisations créent une véritable boucle de rétroaction aux effets « paradoxants » (Vincent de Gaulejac 2015). Ainsi, parallèlement à la volonté ou la nécessité normée de donner plus d’autonomie aux travailleurs, les organisations n’ont eu de cesse de renforcer les contrôles par l’outil (ERP, CRM, KPI,…) afin de garder un contrôle de l’activité réalisée. Mais ces outils et ces pratiques managériales ont pris une telle place que les travailleurs ne cessent de demander plus d’autonomie dans leur travail, incitant les organisations à toujours créer de nouveau modèles de contrôles, des nouvelles procédures, qui inévitablement viennent de nouveau encadrer et enserrer le travail.

L’autonomie des travailleurs, pour une régulation conjointe dans les organisations

Nous avons montré que l’autonomie était une notion qui nécessitait d’être circonscrite et définie. Nous retiendrons ici qu’il s’agit d’une co-construction de la prescription et non une injonction vertueuse à l’indépendance qui rendrait les travailleurs plus heureux et les organisations plus performantes.
Nous avons également montré que l’autonomie dans le travail, si elle est source de qualité de vie au travail, peut également, à l’excès, être un facteur d’incertitude et d’insécurité nuisant finalement aux conditions de travail.
Enfin, il devient évident qu’encourager l’autonomie ne revient pas à contraindre les équipes à devenir autonomes. Si le management souhaite travailler sur l’autonomie dans le travail dans son organisation, nous l’invitons à faire réfléchir conjointement management et travailleurs pour définir ce que signifie et implique une co-construction de la prescription en termes de division, de coordination et de contrôle du travail, sans chercher à appliquer un modèle « idéal » qui serait durable et intangible. Un support de travail de qualité peut également servir de référence pour toute organisation souhaitant introduire plus de subsidiarité dans leur fonctionnement et développer l’autonomie dans leur organisation (Weil et Dubey 2020, 15)
En définitive, le réel défi des organisations et du management aujourd’hui ne serait-il pas de prendre garde à ne pas appliquer de façon dogmatique des modes et tendances managériales ? Et de lui préférer un travail d’institutionnalisation et de régulation des conflits de critères et de pensée autour de la qualité du travail ? En d’autres termes, ne faudrait-il mettre en œuvre un nouveau compromis social dans les organisations pour tendre vers plus de régulation conjointe si chère à Jean Daniel Reynaud (Reynaud 2004) ?

Notes :

[1] https://www.clesdusocial.com/ou-en-est-l-autonomie-des-salaries-dans-le-travail

[2] Les chiffres faisant référence en la matière étant actuellement ceux de la Direction de l’Animation de la Recherche, des Etudes et des Statistiques / https://dares.travail-emploi.gouv.fr/publications/autonomie-dans-le-travail-119350

[3] Où en est l’autonomie dans le travail ? – Les clés du social (clesdusocial.com) – https://www.clesdusocial.com/ou-en-est-l-autonomie-des-salaries-dans-le-travail

[4] https://dares.travail-emploi.gouv.fr/publications/2008-22-1-les-facteurs-psychosociaux-au-travail-une-evaluation-par-le

[5] https://www.youtube.com/watch?v=gysJbjy6p4k – audition auprès une commission de l’Assemblée Nationale en 2016

[6] Cela a été observé aussi dans plusieurs de nos enquêtes dont celle-ci ayant fait l’objet d’un article : (Dés)Accords sur le télétravail, et après ? | ODRA Conseil (odra-conseil.fr) – https://odra-conseil.fr/teletravail

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