Qu’est-ce que la « Culture » dans les Organisations ?

Qu’est-ce que la « Culture » dans les Organisations ?

Origines et définitions

La notion de culture est connue et utilisée de longue date dans les sciences humaines (anthropologie, ethnologie, sociologie, psychologie, philosophie…). Anthropologiquement, elle se définit par l’ensemble des phénomènes matériels et idéologiques qui caractérisent un groupe ethnique ou une nation, une civilisation (Germain 2019). 

L’extension et l’application de cette approche au monde des entreprises se sont faites dans les années 50 par Elliot Jaques, (Journet 2002). Ce dernier définissait la culture d’une entreprise comme « son mode de pensée et d’action habituel », « plus ou moins partagé » et « qui doit être appris et accepté ».

 Depuis la moitié du XXème siècle, les auteurs et penseurs en management n’ont eu de cesse de questionner la culture d’entreprise (Godelier 2006), d’essayer d’en comprendre les origines et les effets. Certains auteurs allant jusqu’à imaginer pouvoir « contrôler un mécanisme » (Chanlat 1990), transformer une notion complexe en une « mode managériale », au service de la performance. Cette forme d’’utilitarisme de la « culture d’entreprise », parfois encore observable aujourd’hui, laisse de côté l’idée (Thévenet 2015) que la culture d’entreprise serait une « seconde nature », héritée par chacun et collectivement, extérieure aux acteurs qui la portent, la créent et la font vivre. Elle serait une entité à part entière avec sa propre réalité, s’imposant à la somme des individus qui la composent.

L’apport de la sociologie de l’entreprise

Dans les années 70 et 80, Renaud Sainsaulieu complète l’approche organisationnelle de la sociologie, déjà riche de nombreux concepts, avec une dimension culturelle de l’entreprise. Si la reconnaissance de l’existence d’une culture au sein des organisations avait déjà été établie, Sainsaulieu démontre que la culture d’une entreprise impacte et « socialise » (Dubar 2015) les individus qui la composent, que l’investissement individuel dépend étroitement de la nature des relations de pouvoir et donc de la reconnaissance identitaire (Sainsaulieu 1977), et enfin que l’entreprise agit comme un lieu social central, où se cherche un nouvel état de la régulation des rapports sociaux (Sainsaulieu et Segrestin 1986).

Encore aujourd’hui, des chercheurs et praticiens (consultants) étudient la culture des entreprises en s’appuyant sur les travaux de Renaud Sainsaulieu et des générations de Sociologues qu’il a formé ou contribué à former. Pierre angulaire de ces travaux, « Les Mondes Sociaux de l’entreprise » (Osty et Uhalde 2007a), permettent, par une approche clinique (le travail d’enquête), d’analyser l’intensité de la vie sociale qui est produite par une organisation (innovation, changement, crise, conflit de valeur, coopération, …). Au carrefour d’autres disciplines (Psychosociologie, ergonomie, sociologie du travail), la sociologie de l’entreprise permet de remettre au centre l’analyse une entité culturelle créée par les acteurs de l’entreprise, souvent malgré eux, par leurs actions, leurs stratégies et ses répercussions opérationnelles et humaines. Ce travail d’analyse est agrémenté de théories plurielles issues d’années de pratique et de recherche (Osty, Servel, et Bretesché 2021).

Compréhension et application Sociologique de la culture d’entreprise

La notion de culture d’entreprise est complexe. Elle est le produit ou la matrice de plusieurs facteurs qu’il n’est pas souhaitable d’essentialiser, au risque de perdre la matière qui permettrait de mettre à jour une culture d’entreprise commune. On distingue toutefois des fondements culturels qui permettent de comprendre les relations et les phénomènes au sein d’une organisation.

Si la culture peut être analysée, c’est en commençant par observer l’histoire, les métiers, les valeurs, les signes et symboles propres à l’organisation. Une enquête approfondie sur ces thèmes permet de mettre à jour les spécificités de l’entreprise, qui permettront d’illustrer ou comprendre des phénomènes collectifs qui tantôt se rangeront du côté des forces, tantôt des faiblesses de l’organisation.

L’analyse culturelle se doit également de comprendre les identités à la fois entrantes mais également produites par l’entreprise. Ce champ d’analyse (Sainsaulieu 1977) permet d’adjoindre à l’analyse culturelle des idéaux types identitaires qui influencent l’organisation et la production culturelle dans la durée.

L’engagement, enfin, donne la mesure du sens, de la reconnaissance, ou d’un vécu au travail, complétant l’analyse culturelle qui peut être établie dans une entreprise. Cette notion d’engagement est très souvent, à tort, considérée comme un outil ou un levier dans les pratiques managériales (l’organisation aurait le pouvoir de « susciter » à elle seule de l’engagement), mais elle est le plus souvent la conjonction de phénomènes systémiques (Bajoit 1988; Uhalde 2014) et de parcours individuels complexes (Dubar 2015; Lahire 2013; Loriol et Leroux 2015).

L’ensemble de ces thèmes apporte une perspective éclairante sur les comportements en entreprise, mais aussi sur l’absence de comportements, ces derniers étant attendus par le management, générant l’absence de changement dans les organisations. Celles-ci reproduisent alors inévitablement les mêmes situations et les mêmes problèmes, les conduisant parfois vers un état de crise (Crozier 1963; Osty et Uhalde 2007b).

Ce que l’on peut attendre d’une analyse culturelle de l’entreprise

C’est avant tout une manière différente d’observer une organisation, souvent réduite dans la pratique à une dimension structurelle, les observateurs, managers et consultants se limitant à l’observation et l’action sur un organigramme. C’est une approche compréhensive d’un contexte qui dépasse la simple volonté managériale et la simple addition des comportements individuels, faisant état d’une représentation collective d’un fonctionnement, et donnant ainsi à lire les sources éventuelles de dysfonctionnements.

C’est également une voie qui permet de rompre avec l’approche de régulation (voir de « réparation ») individuelle souvent pratiquée depuis le début des années 80 (Fatien Diochon et Nizet 2012). Considérer l’entreprise comme une entité à part entière supposera de concevoir la régulation de façon collective en impliquant l’ensemble des acteurs (Crozier et Friedberg 1991), et non de concevoir les organisations comme une simple somme de compétences modulables (par le biais d’accompagnements individuels comme le coaching).

C’est enfin un élément qui peut se révéler clé en situation de crise ou de changement dans une organisation. C’est une prise de recul qui permet aux acteurs de réagir différemment face aux situations internes comme externes. Dans le cas de crise sociale parfois profonde, c’est un moyen de considérer différemment les positions de chacun et de repenser un compromis socio productif à l’aune de cette analyse. Dans le cas d’un changement stratégique (souvent nécessaire pour s’ajuster à l’environnement), c’est un moyen d’anticiper les problématiques collectives qu’un changement d’outil (ERP…), de mode de travail (Travail à distance…), qu’une nouvelle organisation (Rachat, fusion…) peut provoquer.

Loin d’être une solution en soi, l’analyse culturelle des organisations permet de dévoiler dans sa complexité le fonctionnement intime d’une entreprise ou d’une organisation. C’est donner une lecture compréhensive des enjeux et phénomènes collectifs qui la traverse. Dans un contexte d’accélération et de « famine temporelle » (Rosa et Renault 2013), c’est autoriser un temps de réflexion et de profondeur et s’interroger sur ce qui collectivement permet de «faire société» au travail.

 

Notes Bibliographiques

Bajoit, Guy. 1988. « Exit, voice, loyalty… and apathy. Les réactions individuelles au mécontentement ». 29(2)

Chanlat, Jean-François. 1990. L’individu dans l’organisation. Les dimensions oubliées. Eska.

Crozier, Michel. 1963. Le phénomène bureaucratique. Edition du Seuil.

Crozier, Michel, et Erhard Friedberg. 1991. L’acteur et le système. Editions du Seuil.

Dubar, Claude. 2015. La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles. Paris: Armand Colin.

Fatien Diochon, Pauline, et Jean Nizet. 2012. Le coaching dans les organisations.

Germain, Jérôme. 2019. « Y. N. Harari, Sapiens, une brève histoire de l’homme, Albin Michel, 2015 ». Civitas Europa N° 43(2)

Godelier, Eric. 2006. La culture d’entreprise.

Journet, Nicolas. 2002. Culture et entreprise. Éditions Sciences Humaines.

Lahire, Bernard. 2013. Dans les plis singuliers du social. Individus, institutions, socialisations. Paris: La Découverte.

Loriol, Marc, et Nathalie Leroux. 2015. Le travail passionné: l’engagement artistique, sportif ou politique. Toulouse: Érès éditions.

Osty, Florence, Laurence Servel, et Sophie Bretesché. 2021. Sociologies pratiques 2021/HS1 (N° Hors-série).

Osty, Florence, et Marc Uhalde. 2007a. Les mondes sociaux de l’entreprise – Penser le développement des organisations. La découverte.

Osty, Florence, et Marc Uhalde. 2007b. Les mondes sociaux de l’entreprise – Penser le développement des organisations. La découverte.

Rosa, Hartmut, et Didier Renault. 2013. Accélération: une critique sociale du temps. Paris: la Découverte.

Sainsaulieu, Renaud. 1977. L’identité au travail. Les Presses Sciences Po.

Sainsaulieu, Renaud, et Denis Segrestin. 1986. « Vers une théorie sociologique de l’entreprise ». Sociologie du travail 28e Année(3)

Thévenet, Maurice. 2015. La culture d’entreprise. 7e éd. mise à jour. Paris: PUF.

Uhalde, Marc. 2014. « Marc Uhalde (dir.), Les salariés de l’incertitude ». Lectures.